YANNIS MARKANTONAKIS / Didier Goldschmidt (septembre 2006)


BROSSER LE CIEL



Tu peins, oui, tu traverses.


Traversée de marin, bien sûr, mais dépassement, enfoncement dans la surface, dans le brouillard du visible.


Yannis Markantonakis est de ces peintres qui dans le capharnaüm de l’atelier, savent rappeler ce dessein discret de la peinture : ce qui est à voir n’est pas que ce nous voyons. La nature sinon - mer bleue, couchant, gris du ciel - suffirait.


Tamiser, carotter, inciser, déplier : il y a tant de manière de peindre. Le crétois, lui, montre ce qui est par-delà, comme en estompant la couche visible. Peindre c’est enlever.


Travail de déblaiement plutôt que d’ajout. Nous aimons ici le peintre parce qu’il nous rend le visible visible en atténuant le réel. En en dissolvant l’enveloppe signifiante, cet écran de fumée. Il n’y a plus ni ce mur, ni ce toit, ni ce ciel.


Yannis travaille à ôter. Son pinceau comme un doigt sur la vitre embuée, nettoie par traits brusques la place où l’on peut voir. Comme à nouveau.


Instinct méditerranéen, solaire et matois qui fait d’abord semblant d’imiter avant de franchir. Peindre, c’est naviguer. En remontant le vent : au plus près.


Le bois bricolé des cadres entoure l’instant de peinture comme la cage, le fauve. À force de peindre, le réel est devenu transparent, le visible s’échappe telle une fragrance : flacon ouvert.


À qui fallait-il alors confier l’insé­cable gris parisien, sinon au Grec qui y a discerné d’emblée, tapis derrière, un bleu de Corinthe  ?


Les doigts bougons du peintre sont assez habiles pour avoir su forcer la serrure de ce décor parisien et faire danser notre regard sur la ligne inattendue.


Le peintre peint pour mieux voir. Mais à l’inverse de Klimt qui peint d’abord ses modèles nus avant de les couvrir d’étoffes insensées, Yannis Markantonakis dénude : il caresse au pinceau la figure - rue, navire - pour la convaincre de dévoiler sa peau lumineuse.


Le tableau à jamais inachevé, tremble. Hymen qui sépare et réunit à la fois. Toile paupière qui s’ouvre et se ferme. Ces tableaux-là disent si bien qu’il ne faut pas fétichiser la peinture mais plutôt regarder dans la direction qu’elle nous montre avec tant d’insistance.


Le peintre lutte ici avec la peinture : sa rhétorique, ses arrangements, ses genres. Comme chez De Stael auquel on pense parfois, il n’y aura pas de paix possible à la surface. Guerre au maniérisme, au hasard, aux coups de pinceaux, le bois pour champs de bataille. C’est le prix à payer pour passer et maintenir le défilé ou plutôt, la blessure ouverte. Le seul vrai prix de la peinture.


Dans le gris j’irai chercher le bleu : là où il n’apparaît jamais aussi bien. Comme quand le cernent les murs d’enceinte de la prison.


Zinc, ciel d’ardoise, façades parisiennes : craignez le regard du Crétois qui va lever votre secret en l’irisant de la lumière d’exil  ! Peindre, c’est témoigner, manifester. Fouiller les cendres pour y trouver l’incandescence d’une braise. Peindre à contre-courant comme on remonte en cargo le miroir silencieux et violent du Mississipi. Tu l’as fait.


Au sortir de l’atelier, les mains sont tachées de bleu. Trouées du ciel lointain.


Plus légères.



© Didier Goldschmidt (septembre 2006)