BERNARD MOREL / Maylis de Kerangal (2005)


composition/décomposition
sur les bas-reliefs de Bernard Morel


On nous a dit des « bas-reliefs ». Des sculptures, donc. Celles-ci, exposées en plan, sont adossées au mur comme le sont des peintures. Sculpture, peinture : tableaux, en tout cas. Des tableaux créés dans le langage de la sculpture. Des plans multiples qui, rapportés les uns aux autres, composent des paysages. Pour les voir, décomposer le regard : les approcher de face, puis se déplacer, faire un pas de côté, afin d’en saisir le volume, la profondeur, l’épaisseur, les espaces cachés entre les plans, les interstices de respiration. C’est très exactement ce pas de côté qui nous intéresse ici, puisque c’est dans ce déplacement qu’opère le sculpteur, c’est dans cet espace-là, dans cet entre-deux si fécond et si fragile qu’il travaille, et c’est aussi dans ce déplacement du regard que se joue l’accès à la sculpture. Tout est ici question de mouvement - tensions, forces, résistances, vitesses. C’est pourquoi regarder cette exposition requiert que l’on s’active, que l’on bouge, que l’on s’expose soi - à ce que nous regardons, à ce qui nous regarde.

Ces bas-reliefs sont de tailles et de formes diverses mais toutes font communauté de matériaux - bois, fer et zinc - et de techniques d’élaboration - assemblage des morceaux de métal par collage pour les petits formats, cloutage pour les plus grands. En outre, toutes donnent à voir des paysages. Toutes sont composées. Composées de bois, de zinc et de fer, donc, ces trois éléments n’ayant pas la même affectation : le bois, utilisé comme socle mais aussi comme armature, est le « liant » caché de la sculpture, tandis que le zinc et le fer, par le jeu de leurs propriétés et celui du hasard de leur « récolte », en sont les acteurs, c’est-à-dire qu’ils activent la composition, la mettent en jeu - puisque c’est bien de jeu qu’il s’agit au sens où cela respire, bouge, même infimement, comme les lames d’un plancher résistent ou luttent entre elles. Jeu des métamorphoses, principalement, puisque la propriété essentielle de ces métaux, propriété sur laquelle joue le sculpteur, est leur capacité à se transformer : métamorphose des matières, métamorphose des couleurs. D’une part, sous l’effet d’un processus d’oxydation, réaction chimique produite par simple contact avec un élément tiers, ces métaux s’altèrent : solides ils deviennent friables, robustes ils deviennent poreux, lisses ils deviennent rugueux, doux ils deviennent âpres. Leur surface et le tranchant de leur découpe font alors voir des lignes accidentées le long desquelles certaines parties se détachent comme des copeaux, quand d’autres tremblent comme des feuilles fragiles. On observe parfois que l’oxydation grignote la matière, trouant le métal comme une dentelle desséchée. Ou encore que la corrosion épaissit le métal par couches successives alors que l’âme de ce même métal s’appauvrit : la décomposition recompose la matière. D’autre part, oxydés, ces métaux se décolorent, ou plutôt changent de couleur. Ces variations chromatiques issues de la décomposition colorent à leur tour la composition.

Le travail de l’artiste est dans chacun de ces bas-reliefs un acte de composition : poser ensemble différents éléments et les faire s’éprouver entre eux, trouver les points de tension et de résistance, les nœuds de vie propres à dire le monde. Compositeur, le sculpteur l’est au regard de la musicalité de son travail. Outre la nature sonore de ce dernier - fracas de la ferraille remuée -, des rythmes, des variations de tons, des accords, des dissonances s’y font entendre. Les différentes lignes de plan qui le traversent sont alors comme des ondes qui téléportent les bruits du monde. Plus encore, l’artiste compose avec des éléments dont la qualité impure, le caractère prosaïque, alliés à des factures d’assemblage artisanales, font écho à un certain état de délitement du réel mais aussi à la vie qui y court toujours. Oxydés, ces métaux ont été travaillés, dans le temps, mais aussi par le temps - qu’il fait - et par l’homme. Ils ne sont pas d’origine, mais de « seconde main », d’« occasion ». Issus du rebut du monde, épuisés, souillés, ils sont aussi des bas reliefs : des restes, donc, et de basse extraction. Non pas choisis afin de faire œuvre de sculpture, mais ramassés au hasard chez un ferrailleur, dans une casse, ou une décharge, récupérés, puis emportés dans l’atelier parce qu’en eux se concentrent plusieurs états, usages, ou fonctions antérieures. Plusieurs vies, on pourrait dire. L’artiste s’emparant de ces débris métalliques, en trouve le principe d’harmonie, les concilie et les accommode entre eux. Travaille leur altération, leurs accidents - taches, traces ou brisures -, et compose avec ces occasions, avec ces événements-là. Loin de tout recueillement pincé, de toute sacralisation emphatique, le sculpteur œuvre à la marge, en usant de matières désaffectées à qui il s’agit, justement de redonner des affects, de rendre une présence. Les techniques d’assemblage employées sont issues de la même idée de fabrication artisanale, concrète : ici on colle, on cloute, on serre. Dans le bruit donc, sous toutes variations climatiques. Et toujours pour produire des paysages.

Ce processus d’oxydation implique toujours l’action d’une durée. La question du temps, de la temporisation - c’est-à-dire de ce qui existe dans le temps - dès lors affleure. Ce qui fait mouvement, ici, c’est bien la manipulation de différents métaux plus ou moins altérés, plus ou moins oxydés, c’est-à-dire plus ou moins emplis de temps - et donc plus ou moins emplis de vie -, qui bougent donc à différentes vitesses. Le sculpteur effectue des prélèvements de matières qui sont des prélèvements de temps tout autant que des prélèvements de vie. Leur assemblage renvoie à la saisie en coupe d’un territoire qui, révélant l’empilement des strates géologiques dont il est constitué, en donne la carte d’identité, c’est-à-dire celle de sa mémoire, de ce qui y fait trace. On pensera ici aux paésines dont ces bas-reliefs pourraient être une variation en volume : ces pierres ramassées dans les carrières autour de Florence, puis polies, font apparaître les lignes de niveaux des différentes couches de sols et tout un imaginaire figuratif - châteaux, lacs, horizons de villes et autres paysages.

Sculpter c’est toujours faire respirer entre eux différents territoires à différents états de décomposition pour faire affleurer une force, un flux, un rapport. Falaises, plages, montagnes, collines, ces bas-reliefs n’ont rien de l’assemblage tranquille du puzzle. Ici, rien ne coïncide. Ces paysages sont traversés de lignes brisées, fractures, tranchées, arêtes, découpes et figurent un monde fragmentaire, fondé sur la décomposition du réel en éléments singuliers, une dissonance, une division d’où peut alors jaillir la vie. C’est du désordre, du chaos, de la poussière que naît la forme. C’est de l’oxydation que naissent la texture et la couleur. Ce sont de ces matières multi-usagées que naissent les paysages recréés que nous regardons ici. De sorte que c’est de la décomposition que peut naître la composition.

On voudrait dire alors la grandeur de ces sculptures, leur beauté singulière, à quoi elles tiennent. C’est le monde qui avance vers nous, donc, de face, nous regarde et nous parle de nous, de notre nature composite et impure. Un pas de côté pour aller jauger la profondeur du temps qui nous meut, des vitesses qui nous propulsent ou nous retiennent - la mort profilée. Et accéder à la décomposition la plus archaïque et la plus simple qui soit : deux plans décalés, latéralement contre un mur. Et la sculpture est là, qui bouge.


© Maylis de Kerangal (février 2005)