YANNIS MARKANTONAKIS / Maxime Préaud (2006)


L’atelier de Yannis


Puisque vous ne pourrez plus voir cet atelier - il en aura changé quand vous lirez ces lignes (mais le prochain sera-t-il très différent ?) -, en voici une description qui vous servira de souvenir.



Situé au cinquième étage sans ascenseur (merci bien, on voit qu’il se croit encore jeune) d’un immeuble assez minable dans une rue étroite du XIe arrondissement de Paris, ce petit espace est, comme beaucoup d’ateliers, plutôt pagailleux, même si son locataire a quelque peu fait le ménage avant mon passage. Deux fenêtres aux vitres sales, éclaboussées de peinture, probablement jamais ouvertes, donnent sur l’immeuble d’en face blanchâtre et sans caractère. Il y a des glaces sur le côté, qui recueillent peut-être un peu de soleil quand il en passe. Dans le plafond mansardé un Vélux laisse pénétrer le ciel, au-delà des mitrons rouge brique d’une cheminée. Un long trou dans l’épaisseur d’un des murs, sans doute l’ancien passage d’un tuyau de poêle, offre une étrange vue sur la ville comme sur la mer au travers d’un hublot. Ou du viseur d’un appareil photographique.



Il y a de la matière picturale partout (j’ai taché mon pull en cachemire rouge cerise) - un peu comme s’il parlait avec ses pinceaux, et il faut dire qu’il parle parle parle tout le temps, avec le zozotement du jeune Démosthène mais moins de rhétorique, peut-être même parle-t-il quand il est tout seul - en couches épaisses, jusque sur les murs pourtant récemment recouverts d’un enduit blanc. Le chevalet surtout est superbement encroûté de ce guano coloré, une sculpture dans un square où les pigeons seraient peintres : gris bleu dans le haut, plutôt ocre rouge dans le bas. Il est vrai qu’il ne peint pas léger, cela déborde, empâte, on chercherait en vain un petit pinceau en poils de martre ou de petit-gris, on ne trouve que de larges couteaux, de grosses brosses en soies de cochon plus ou moins sauvage.



Peu de choses sur les murs, sinon quelques photographies, ou photocopies de photographies, parfois encadrées, des vues de Paris en noir et blanc, des images de cargos décatis. (Il aime la photographie - à chacun ses goûts -, en parle volontiers, plus que de sa peinture, il a presque toujours un appareil à la main, même à bicyclette. Je n’ai jamais vu de ses photos, peut-être qu’il fait seulement semblant d’en prendre.)



Vingt bouquins sur une étagère, des livres sur la peinture, des catalogues : Rothko, Bram van Velde, Bissière, Pollock, Ben Nicholson, rien de surprenant dans ce lieu. Le Greco quand même, mais après tout c’est un Grec.



Le long des murs, des cadres de toutes sortes, vides ou pleins. Ou en cours de formation : car non seulement il fabrique ses cadres lui-même (plus exactement, il assemble lui-même des baguettes qu’il achète toutes faites, ou qu’il trouve dans la rue comme du bois flotté), mais, en les barbouillant à leur tour, il les intègre dans ses compositions tout autant que ses compositions s’y intègrent. C’est un bricoleur. Le bricolage est son cadre de vie.



En fait la plupart de ses tableaux sont simples, avec une palette simple : variations de gris à base de noirs, de bleus froids et de rouges tirant souvent vers la terre cuite, ça ce sont les couleurs de Paris, du Paris sans voitures ni habitants qu’il répète avec constance (car il ne peint, à ma connaissance, qu’une espèce de Paris, un Paris gris bleuté, enrichi parfois du rouge d’une enseigne à double chevron. - cela tombe bien, c’est le Paris que j’aime, moi aussi, qui y veux tout de même encore des voitures), et un rouge plus proche du rouille (ou du minium antirouille, justement) quand il peint ses gros bateaux. Mais il se réserve le droit de compliquer les choses avec le bricolage, agrafant ses fragments de cadres, assemblant des morceaux de bois peints pour former, en un jeu d’enfant, un puzzle, ses navires fantomatiques comme le héros de La Nave va.



C’est à cause des influences qu’il avoue avoir subies, ou plus exactement du respect qu’il exprime à l’égard de Geer van Velde (si, vous savez bien, 1898-1977, ces tableaux ressemblant à des montages, avec peu ou pas de couleurs vives, des bruns laiteux, des gris bleus, des ocres morandiens) ou de l’Uruguayen Joaquin Torres Garcia (1874-1949, ses références ne sont pas ultramodernes) dont j’ignorais tout jusqu’à ce qu’il me montrât un catalogue sali, écorné, déchiqueté et plissé à la mesure de son admiration.



Et il ne peint, à ma connaissance, qu’une espèce de bateau, un navire haut sur l’eau, un ferry-boat dans les nues grises, tel qu’il l’a fixé au verso d’une planche épaisse qui lui sert aussi de palette, comme, se plaît-il à dire, un de ces ex-voto que l’on retrouve dans les églises de tous les ports, souvenirs heureux (il arrive, dans ce triste monde, qu’il y ait des sauvetages) ou malheureux de tous les naufrages qui, depuis Ulysse, endeuillent les femmes de marins. Et là c’est un choc d’enfance, ce jour (cette nuit ?) du 7 décembre 1966 où le ferry crétois Heraklion a sombré dans la tempête avec 264 victimes (j’ai corrigé la date et les chiffres qu’il m’a donnés, pas tout à fait exacts, mais il y a toujours des resquilleurs), on en avait beaucoup parlé dans la famille. Et lui se raconte cette histoire en flashes back itératifs, avec de légères variations sur le thème, à la manière d’un Joseph Conrad, mais avec moins de vocabulaire - si la peinture était faite pour les mots, ce ne serait que pour ceux des autres -, par tableaux interposés.



Mais, qu’on en connaisse ou non l’histoire, que d’ailleurs cette histoire soit vraie ou qu’elle résulte d’une accumulation de demi-mensonges, comme ses tableaux d’une accumulation de peinture, quelle importance ? C’est l’œuvre qui provoque l’interrogation sur sa propre genèse, qui crée l’envie d’un récit, pour accompagner, adoucir le choc, l’émotion du premier regard. Il n’était pas nécessaire que l’Heraklion coulât. Mais, à ce malheur, on trouvera avec la distance quelque consolation dans la répétition d’un souvenir ému. Que la peinture se suffise à elle-même n’est peut-être vrai que lorsqu’elle ne raconte rien et nous, pauvres mortels, depuis Ulysse nous avons besoin d’histoires. Et de poésie, fût-elle chantée dans les nuances du gris.


© Maxime Préaud (21 février 2006)